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Carmela Troncoso: «Aurais-je pu imaginer qu’en tant qu’ingénieure, je contribuerais à sauver des vies?»

Professeure assistante en sécurité informatique et en respect de la vie privée à l’EPFL, Carmela Troncoso est l’une des conceptrices de l’app SwissCovid. Pour cette Espagnole de 38 ans, il faut se battre en permanence pour nos libertés individuelles dans le monde numérique

Carmela Troncoso à Lausanne, 14 septembre 2020. — © Eddy Mottaz / Le Temps
Carmela Troncoso à Lausanne, 14 septembre 2020. — © Eddy Mottaz / Le Temps

SwissCovid, c’est elle. Enfin, pour une grande partie. Ces dernières semaines, Carmela Troncoso a fait partie de la petite équipe d’une dizaine d’ingénieurs de l’EPFL qui ont œuvré à la conception de l’application de traçage des contacts pour lutter contre le virus. «C’était de la folie, nous avons travaillé jour et nuit. Nous avons réalisé en trois mois un travail qui prend d’ordinaire plus d’un an», raconte l’informaticienne. Carmela Troncoso a été, pour SwissCovid, la garante d’un respect absolu, par l’app, de la sphère privée. Avec succès: son travail n’a pas été pris en défaut. Professeure assistante en sécurité informatique et en respect de la vie privée, l’Espagnole de 38 ans vient d’être nommée par le magazine Fortune parmi les 40 personnalités de moins de 40 ans les plus marquantes dans le monde de la tech. En effet, Carmela Troncoso est beaucoup plus que «Mme SwissCovid», puisque son travail est à la base des solutions de traçage de contact, qui est déployé dans plus de 12 pays européens et disponible sur des milliards de téléphones mobiles. Rencontre, cette semaine, dans son petit bureau à l’EPFL.

Le Temps: Comment s’est passé votre retour à l’enseignement, cette semaine, avec la rentrée universitaire?

Carmela Troncoso: Cela faisait vraiment étrange de voir autant de monde… Avec l’équipe de SwissCovid, nous avons travaillé ici pendant longtemps dans des bâtiments quasi déserts. Mais cela m’a fait du bien de retrouver mes doctorants que j’avais dû complètement délaisser durant des mois… Et j’ai aimé retrouver le contact avec des étudiants. Même si enseigner en même temps à un tiers des étudiants présents en classe et deux tiers en ligne, c’est un peu étrange. Capter l’attention de ces deux audiences en même temps, c’est un joli défi.

Vous leur enseignez la sécurité, mais aussi le respect de la vie privée. Y sont-ils déjà sensibles?

Pas forcément au début. Ce qui compte, dès le départ, c’est que les étudiants comprennent que tout ce qu’ils feront aura potentiellement un impact colossal sur le monde. Le temps où vous conceviez simplement des logiciels pour ordinateurs, dans des mondes cloisonnés, est révolu. Aujourd’hui, le moindre programme, service ou app peut influencer la vie de milliards de gens. Ces étudiants, qui travailleront pour certains auprès de géants de la tech ou créeront leur start-up, doivent savoir qu’ils auront entre les mains le pouvoir de façonner la société de demain.

D’où est née votre passion pour le respect de la vie privée?

Lorsque j’ai fini mes études d’ingénieur en télécommunication, je ne voulais pas travailler dans une grande entreprise, avec un cadre rigide, des horaires définis et porter un costume. J’ai décidé de faire un doctorat, mais je ne savais pas sur quel sujet. Mon directeur de thèse m’a mis en relation avec un chercheur sur les questions de vie privée. Et cela a été le déclic: en tant que chercheur, vous êtes curieux, vous voulez chercher des solutions à des problèmes complexes avec de nouveaux outils. Œuvrer au respect de la vie privée dans le monde numérique est devenu ma passion et aussi une sorte de mission. Tout en sachant que la moindre erreur peut avoir des conséquences catastrophiques. Travailler sur SwissCovid a ainsi été passionnant.

Avez-vous participé à l’écriture de son code informatique?

Hélas non, je n’avais pas assez de temps… Mon travail, c’était de m’assurer à chaque étape que l’app était la plus respectueuse possible de la vie privée, en dessinant son architecture et bien sûr en analysant des milliers de lignes de code. Au début, nous participions uniquement à un projet européen sur les systèmes de traçage. Mais dès que nous avons vu que la direction prise n’était pas assez respectueuse de la vie privée, nous avons créé notre propre solution. Nous avons été des pionniers. Et aujourd’hui, nous partageons notre expérience avec de nombreux pays.

Aujourd’hui, êtes-vous satisfaite de SwissCovid?

Compte tenu du temps incroyablement court dont nous disposions, oui, nous avons créé la meilleure app de traçage. J’en suis certaine. Si vous m’aviez donné un an pour la développer, j’aurais créé une app encore plus solide. Mais SwissCovid, développée en un temps ridiculement court, est déjà très robuste et protège votre anonymat. La solution idéale pour la prochaine pandémie sera meilleure encore, mais sera probablement basée sur les mêmes principes fondamentaux que nous avons élaborés, en particulier la décentralisation.

Lire aussi: SwissCovid est utile, mais pourrait l’être davantage encore

SwissCovid compte environ 1,6 million d’utilisateurs. Que pensez-vous de ce chiffre?

Bien sûr, je préférerais que les 8,5 millions de Suisses l’utilisent. Mais soyons réalistes: SwissCovid a été l’app la plus rapidement adoptée de l’histoire du pays. Et je pense que plus de personnes réaliseront qu'elle est utile, plus son taux d'adoption augmentera. Nous savons depuis le mois d’août que plusieurs dizaines de personnes ont été alertées par l’app, se sont fait tester, et ont été déclarées positives grâce à SwissCovid. Grâce à l’app, ces personnes ont pu s’isoler à temps et ne pas infecter les autres. C’est une preuve de l’utilité de l’app, qui n’a coûté que 1 million de francs. C’est un prix ridicule par rapport à toutes les vies sauvées et les hospitalisations évitées. On ne saura jamais ces chiffres, mais l’essentiel n’est pas là: nous savons qu’une simple app a permis d’éviter des drames.

Cela doit être très valorisant pour vous…

Bien sûr. Pouvais-je imaginer qu’en tant qu’ingénieure, je contribuerais à sauver des vies? Mais l’essentiel est aussi ailleurs: les gens ont l’habitude d’entendre que les données sont l’or du XXIe siècle. Et là, nous avons prouvé l’efficacité d’une app qui fonctionne sans échange de données. Vous ne saurez jamais qui vous a alerté et qui vous pourrez alerter. C’est un signal très fort que vous envoyons: non, il n’y a pas de fatalité à utiliser et abuser de vos données. Il n’y a pas de fatalité non plus à accepter un capitalisme de la surveillance de la part des entreprises. J’espère que nous pouvons ainsi montrer la voie vers un nouveau modèle. Battons-nous pour le respect de notre vie privée.

Au début, vos travaux ont fortement influencé Apple et Google. Et tout récemment, ces deux sociétés ont intégré dans leurs systèmes d’exploitation pour mobiles des bases de systèmes de traçage de contact. N’y a-t-il pas le risque qu’elles prennent trop de pouvoir?

Ce n’est pas un risque. C’est la réalité. Le simple fait que nous avons dû, au printemps, discuter avec Apple et Google pour une utilisation optimale de Bluetooth ou pour que leurs systèmes se parlent le montre: nous avions besoin d’Apple et de Google. Ils ont donc trop de pouvoir. Nous avons fait très attention à ce que les serveurs informatiques restent sous le contrôle des autorités nationales de santé publique et nous demeurerons vigilants. Auparavant, nous parlions d’un déséquilibre des relations entre les autorités et les citoyens. Désormais, cette crainte a glissé vers les relations entre les Etats et les multinationales. C’est un moment délicat. Mais il n’y a aucune fatalité face aux géants de la tech.

Comment jugez-vous les ambitions de Google, Apple ou Amazon dans le secteur de la santé?

Restons vigilants. Conservons le contrôle de nos données personnelles. Ce n’est pas parce qu’une société nous assure que toutes nos données demeurent sur notre téléphone que nous en gardons forcément le contrôle. Soyons vigilants face au discours marketing de certaines multinationales qui affirment respecter notre vie privée, tout en nous enfermant dans leurs services. J’en reviens à l’importance de l’enseignement: si les ingénieurs de demain gardent en tête le respect de la vie privée, il y a un espoir. Et j’ajoute que sa défense n’est pas un but en soi: c’est la défense contre des abus de pouvoir potentiels. Si vous ne dites pas à vos parents où vous allez le samedi soir, ce n’est pas parce que vous voulez le cacher. C’est pour éviter qu’ils ne vous empêchent de vous y rendre.

Avez-vous l’impression que les consommateurs ont baissé les bras et acceptent que Facebook ou Google utilisent librement leurs données? Ou qu’au contraire, il y a un vent de révolte contre ce pillage de données personnelles?

Je pense que les gens ont de plus en plus conscience de l’importance de se protéger face à ces abus de pouvoir. Mais en même temps, il faut demeurer conscient de l’utilité qu’ont ces services. Qu’aurions-nous fait, durant le semi-confinement, sans WhatsApp, Zoom, Facebook ou encore Slack? Il y a plusieurs années, il m’a fallu six mois de plus que mes amis avant d’utiliser WhatsApp. A un moment, ils m’ont dit: nous n’allons plus t’appeler, tu dois être sur WhatsApp si tu veux savoir où et quand on se rencontre. Et aujourd’hui, si je veux voir mon neveu grandir – il habite près de Paris –, je dois utiliser une solution vidéo proposée par un géant de la tech… Je ne pense donc pas qu’il faille fustiger les gens qui utilisent ce type de services. Mais j’ai l’espoir que nous puissions faire évoluer leurs modèles d’affaires pour qu’ils soient plus respectueux des utilisateurs.

Votre famille est en Espagne, j’imagine que vous ne l’avez pas vue depuis longtemps…

En effet, je suis juste allée la voir cet été en voiture, avec mon épouse. On a fait une longue route, on en a profité pour faire des marches le long du trajet. C’est plus dur encore pour mon épouse, dont la famille est aux Etats-Unis. Impossible d’y aller… Du coup, tous les samedis midi, je partage un repas avec mes parents via Skype. Et mon épouse fait de même avec les siens le dimanche soir… C’est très étrange.

Comment appréciez-vous votre nomination dans le top 40 de «Fortune»?

Je ne sais pas… Bien sûr, cela fait plaisir… Mais je me retrouve, dans ce palmarès, aux côtés de responsables de Facebook et de WhatsApp et d’entrepreneurs qui ont créé des start-up qui valent déjà des milliards. Bon, heureusement qu’il y a aussi dans cette liste Max Schrems, le jeune avocat autrichien en procès avec Facebook et qui a fait invalider les accords Safe Harbor et Privacy Shield entre les Etats-Unis et l’Union européenne car ils ne respectaient pas les droits fondamentaux européens en matière de protection des données. Nous partageons la même mission de renforcer la sphère privée dans le numérique, avec des approches complémentaires. Cela montre que le magazine Fortune ne valorise pas que des entrepreneurs et des managers à succès, mais prend aussi en considération des gens qui veulent changer les choses, ce qui est beaucoup plus important que ma petite personne.

Vous commencez cependant à être un modèle pour les femmes. Or les femmes sont justement toujours sous-représentées dans la tech…

Absolument. Il y a quelques années, cette sous-représentation ne m’avait pas frappée, car le petit monde de la vie privée numérique est plutôt égalitaire et de nombreuses femmes y travaillent. Mais dans la tech en général, nous ne sommes vraiment pas beaucoup… Je n’aime pas du tout être sous les projecteurs. Mais j’estime en même temps important de m’engager: pour la cause des femmes, mais aussi pour la cause des minorités sexuelles. Quand l’EPFL a affiché des dessins géants de nombreux ingénieurs sur le campus, j’ai demandé à ce que le drapeau LGBT figure derrière moi. L’EPFL a tout de suite accepté. C’est très important pour moi de montrer que, quelles que soient votre origine, votre religion ou vos préférences sexuelles, vous avez toutes vos chances ici.

BIO EXPRESS

17 septembre 1982 Naissance à Vigo (Espagne).

2006 Master en ingénierie des télécommunications à l’Université de Vigo.

2011 Doctorat en ingénierie à l’Université de KU Leuven (Belgique).

2012-2015 Chercheuse et responsable sécurité chez Gradiant à Vigo.

2015-2017 Chercheuse en sécurité à l’institut IMDEA de Madrid.

Depuis 2017 Professeure assistante à l’EPFL.

LE QUESTIONNAIRE DE PROUST

Quel est votre fond d’écran?

Attendez, je ne sais même pas, laissez-moi vérifier… Ah oui, une photo prise à Paris, une soucoupe volante dessinée avec des plantes sur un mur.

Qui pour représenter l’intelligence?

Marie Curie, non seulement pour ses contributions à la science, mais aussi pour son rôle modèle sur comment être une scientifique et sa capacité à communiquer le sens de la science.

Si vous deviez changer quelque chose à votre biographie?

Rien. Même les décisions ou événements négatifs me rendent meilleure.

La plus vieille chose que vous possédez?

Un frigo des années 1950 qui appartenait à ma grand-mère. Je l’utilise comme armoire.

Votre plus mauvaise habitude?

Trop travailler.

Le dernier livre que vous avez lu?

Plus jeune, je lisais beaucoup. Maintenant, je n’en ai hélas plus le temps…

Dans votre sac/serviette, il y a toujours…?

Mon ordinateur.

Une des raisons qui vous fait aimer la Suisse?

Les montagnes.

L’application la plus précieuse de votre iPhone?

WhatsApp.

Combien d’amis avez-vous sur Facebook?

Aucune idée. Je n’utilise pas Facebook. D’ailleurs, je devrais désinstaller cette app.

Votre pire cauchemar?

Je déteste les serpents…

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