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«Nous devrions diagnostiquer la population à grande échelle»

Au lendemain de l’annonce de nouvelles mesures par le Conseil fédéral, le chercheur Jacques Fellay, infectiologue, livre son analyse de la situation

Le jour de l’annonce de nouvelles mesures par le gouvernement, les magasins ont été pris d’assaut en Suisse. — © Keystone
Le jour de l’annonce de nouvelles mesures par le gouvernement, les magasins ont été pris d’assaut en Suisse. — © Keystone

Expert en génomique et en infectiologie à l’EPFL et au CHUV, Jacques Fellay fait partie des signataires d’une lettre ouverte qui appelait le Conseil fédéral à prendre des mesures plus drastiques pour endiguer la progression du coronavirus en Suisse. «Chaque jour compte. C’est pourquoi nous vous demandons de prendre une décision rapide et courageuse et de sauver ainsi d’innombrables vies», écrivaient les 25 spécialistes en biologie, éthique, épidémiologie, sciences de la vie et santé publique. Au lendemain de l’annonce de nouvelles mesures par le Conseil fédéral, Jacques Fellay livre son analyse de la situation.

Le Temps: Votre réaction aux décisions annoncées vendredi par le gouvernement?

Jacques Fellay: Le soulagement et la reconnaissance envers les autorités. Il était temps de prendre des mesures plus décisives et de mettre la Suisse au ralenti. Il faut absolument faire comprendre aux gens qu’ils doivent rester chez eux autant que possible pour casser la courbe épidémiologique exponentielle.

Ces mesures vont-elles assez loin à vos yeux?

Le gouvernement aurait pu aller plus loin. La Suisse devrait réaliser des diagnostics à grande échelle. Depuis lundi, seules les personnes à risque sont testées. C’est une erreur.

Les autorités disent réaliser 2000 tests par jour actuellement et justifient cette décision par la nécessité de préserver les ressources…

La Suisse a les moyens de mener des tests à grande échelle. Nous pourrions installer des tentes de l’armée, mobiliser le service civil. Le gouvernement a annoncé hier la création d’un fonds de 10 milliards pour l’économie; il n’y a aucun doute là-dessus, c’est nécessaire! Mais il devrait aussi investir massivement dans la réponse sanitaire à la crise.

Que risque-t-on à abandonner les tests systématiques?

Nous risquons de perdre de vue l’évolution du virus. Avec un suivi étroit, il est possible de circonscrire la propagation de l’épidémie de manière ciblée, en plaçant par exemple un quartier en quarantaine aussitôt un foyer d’épidémie repéré. Sans cela, nous risquons, comme en Italie, de devoir mettre le pays entier en quarantaine. C’est aussi une question de stratégie dans la guerre que nous devons mener contre ce virus.

Dans quelle mesure?

Nous ne pouvons évaluer l’efficacité des mesures si on ignore l’avancement du virus. Les tests permettent aussi de légitimer les mesures: c’est plus difficile de convaincre un individu de la nécessité de rester chez lui lorsqu’il ne sait pas s’il a le coronavirus ou une simple grippe.

Des scientifiques appelaient depuis plusieurs jours déjà à des dispositions plus drastiques. Les décisions annoncées vendredi arrivent-elles trop tard?

Non, il n’est jamais trop tard. Peut-être que si le gouvernement avait décrété ces mesures dix jours plus tôt, la population n’aurait pas été prête à l’accepter.

Que dites-vous aux sceptiques?

Qu’ils regardent ce qu’il se passe en Italie. Si on pense que le système de santé suisse est très différent, on se berce d’illusions. L’Italie du Nord est l’une des régions les plus riches d’Europe. Nous ne sommes pas à l’abri d’une surcharge du système de santé. D’où la nécessité de ralentir la courbe de l’épidémie, pour permettre à nos infrastructures de soins de faire face à l’inexorable afflux de patients.

L’humanité a déjà connu des épidémies par le passé. En quoi la situation actuelle est-elle inédite?

C’est sans doute la première fois que les humains vivent une pandémie avec un tel degré de mondialisation. Nous pouvons observer de quelle façon différentes populations vivent le même phénomène, avec quelques jours de décalage. Que ce soit en Chine, en Norvège ou en Suisse, la contagiosité du coronavirus est la même. Ce qui change, c’est la manière de réagir en tant que société. On disait l’Italie incapable de se mettre en quarantaine et, pourtant, elle le fait. J’ai confiance en la capacité de la Suisse à réagir collectivement. L’avantage dans ce combat, c’est que nous sommes tous dans le même camp.

Qu’est-ce qui sera décisif dans les semaines à venir?

Le personnel de soins réalise un travail extraordinaire en ce moment. Mais l’efficacité des mesures dépendra de la conscience de la population. Ce virus, c’est la démonstration que chaque individu compte et peut contribuer, à son échelle, à avoir un impact global sur la société. Actuellement, une personne infectée transmet le virus à deux autres individus en moyenne. Nous devons faire en sorte de réduire ce nombre.

A-t-on une idée du temps que cela prendra?

C’est l’inconnu. Mais je pense que ce n’est pas une question de semaines, plutôt de mois.

Quels sont vos projets pour ces prochains jours?

Je vais rester à la maison avec mon épouse et mes trois enfants. En plus du télétravail, nous allons trouver des manières créatives de nous occuper. Ce virus n’a pas que du mauvais. Il nous pousse à prendre conscience que l’humain est un être social et que nos existences sont interdépendantes.